jeudi 15 mars 2018

LE PROMENEUR DE L'ECLUSE



Chapitre I : Installation

«  Oui, c’est comme ça tous les jours. Il reste là pendant un moment, 
à n’importe quelle heure, matin ou après-midi, et par n’importe quel temps. 
Sans jamais parler à personne. Un drôle 
de type, pour sûr, et franchement distant. Enfin, que voulez-vous, 
les gens sont comme ils sont. Il ne faut pas s’en formaliser.
Avec un sourire et un haussement d’épaules éloquents, la marchande rendit 
la monnaie à Raymond Desroches qui observait, à travers les vitres zébrées 
de pluie, l’homme en gabardine beige immobile près de l’écluse.
- Depuis quand est-il à Orléans ?
- Il est revenu au printemps, juste avant la mort de sa sœur, 
la comtesse De Soumagne, la propriétaire d’un petit château à la sortie 
de la ville. Elle est décédée d’un cancer début mai, à tout juste 
soixante-cinq ans. Ça m’a fait de la peine. C’était une femme adorable, 
pas fière pour un sou, qui venait régulièrement s’approvisionner chez moi 
ou m’envoyait son domestique quand elle était souffrante. 
C’est que je suis le seul commerce d’alimentation en produits bio 
de notre belle cité, voyez-vous ! Les yeux noisette de Régine Berthier 
pétillèrent un peu plus, tandis que son client finissait de rassembler 
ses emplettes dans un cabas.
 - Et cet olibrius, ou plutôt monsieur le comte…, se fournit aussi 
dans votre magasin ?
- Vous plaisantez !  Il ne s’est jamais abaissé à me rendre visite. 
Mais peut-être se moque-t-il de son régime alimentaire.
- Que faisait-il avant de revenir ? 
 Une main sur la poignée de la porte, Desroches continuait à regarder 
l’homme figé au bord du canal.
- A vrai dire, on n’en sait rien. Il a hérité du château tout naturellement, 
puisque madame De Soumagne était veuve et n’avait plus d’enfant. 
Son fils unique était mort dans un accident de voiture. 
Le vieux frère a donc pris la relève au domaine, alors qu’il y a belle lurette 
qu’on ne l’avait plus vu à Orléans. 
Quand il est parti d’ici, ce n’était encore qu’un jeune homme. 
Seuls quelques anciens se souviennent peut-être de lui. 
Mais moi qui me suis installée dans le coin en 1975, je ne l’avais jamais 
rencontré. Ça doit lui faire drôle d’avoir débarqué 
comme en terre inconnue, après toutes ces années.
- C’est ce que dit le proverbe: nul n’est prophète en son pays…
 Allez, bon week-end et à un de ces jours !
- Vous êtes chez nous depuis longtemps, cher monsieur ?
- Oh non ! Depuis la semaine dernière. A la suite d’une promotion. 
Je sens déjà que je me plairai bien. C’est une chouette ville.
- Vous travaillez dans la fonction publique ?
- Oui, plus précisément dans la police, chère madame. Je suis commissaire 
au SRPJ, la police judiciaire.
- Dieu merci, on n’a pas souvent besoin de vous, ici !  C’est un endroit 
paisible. Au revoir, donc, monsieur le commissaire, lança la marchande 
avec un brin de malice. »  
Elle jeta un regard bienveillant sur ce client à la cinquantaine svelte 
et à l’épaisse moustache blonde, qui quittait le magasin.
Desroches rajusta le capuchon de son K-Way. 
La pluie froide et menue avait verni les trottoirs.
 Il alla se poster à quelques mètres du châtelain, qu’il observa 
en faisant mine de contempler l’écluse. Comme perdu dans un rêve, 
l’homme gardait ses yeux rivés sur les eaux glauques. 
Coiffé d’une casquette à carreaux, les mains dans les poches 
de sa gabardine, le septuagénaire avait les épaules larges
 et la taille imposante. Sans prêter attention à Desroches, 
il resta encore là quelques minutes, raide 
comme un piquet, puis s’éloigna lentement le long du canal, 
en direction du pont George V. Le commissaire regagna sa voiture. 
La pluie cessait peu à peu. Sur les avenues glissantes, 
les piétons traversaient aux passages avec des manières de ballerine...



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