Chapitre I : Installation
« Oui, c’est
comme ça tous les jours. Il reste là pendant un moment,
à n’importe quelle
heure, matin ou après-midi, et par n’importe quel temps.
Sans jamais parler à
personne. Un drôle
de type, pour sûr, et franchement distant. Enfin, que
voulez-vous,
les gens sont comme ils sont. Il ne faut pas s’en formaliser.
Avec un sourire et un
haussement d’épaules éloquents, la marchande rendit
la monnaie à Raymond Desroches
qui observait, à travers les vitres zébrées
de pluie, l’homme en
gabardine beige immobile près de l’écluse.
- Depuis quand est-il à
Orléans ?
- Il est revenu au
printemps, juste avant la mort de sa sœur,
la comtesse De Soumagne, la
propriétaire d’un petit château à la sortie
de la ville. Elle est décédée d’un
cancer début mai, à tout juste
soixante-cinq ans. Ça m’a fait de la peine. C’était
une femme adorable,
pas fière pour un sou, qui venait régulièrement
s’approvisionner chez moi
ou m’envoyait son domestique quand elle était
souffrante.
C’est que je suis le seul commerce d’alimentation
en produits bio
de notre belle cité, voyez-vous ! Les yeux noisette de Régine
Berthier
pétillèrent un peu plus, tandis que son client finissait de rassembler
ses emplettes dans un cabas.
- Et cet olibrius, ou plutôt monsieur le comte…,
se fournit aussi
dans votre magasin ?
- Vous plaisantez ! Il ne s’est jamais abaissé à me rendre visite.
Mais peut-être se moque-t-il de son régime alimentaire.
- Que faisait-il avant de
revenir ?
Une main sur la poignée de la porte, Desroches
continuait à regarder
l’homme figé au bord du canal.
- A vrai dire, on n’en
sait rien. Il a hérité du château tout naturellement,
puisque madame
De Soumagne était veuve et n’avait plus d’enfant.
Son fils unique était mort
dans un accident de voiture.
Le vieux frère a donc pris la relève au domaine, alors
qu’il y a belle lurette
qu’on ne l’avait plus vu à Orléans.
Quand
il est parti d’ici, ce n’était encore qu’un jeune homme.
Seuls quelques anciens
se souviennent peut-être de lui.
Mais moi qui me suis installée dans le coin en
1975, je ne l’avais jamais
rencontré. Ça doit lui faire drôle d’avoir débarqué
comme
en terre inconnue, après toutes ces années.
- C’est ce que dit le proverbe:
nul n’est prophète en son pays…
Allez, bon week-end et à un de ces jours !
- Vous êtes chez nous depuis longtemps, cher monsieur ?
- Oh non ! Depuis la
semaine dernière. A la suite d’une promotion.
Je sens déjà que je me plairai bien.
C’est une chouette ville.
- Vous travaillez dans la
fonction publique ?
- Oui, plus précisément dans
la police, chère madame. Je suis
commissaire
au SRPJ, la police judiciaire.
- Dieu merci, on n’a pas
souvent besoin de vous, ici ! C’est
un endroit
paisible. Au revoir, donc, monsieur le commissaire, lança la
marchande
avec un brin de malice. »
Elle jeta un regard bienveillant sur ce client
à la cinquantaine svelte
et à l’épaisse moustache blonde, qui quittait le
magasin.
Desroches rajusta le
capuchon de son K-Way.
La pluie froide et menue avait verni les trottoirs.
Il alla
se poster à quelques mètres du châtelain, qu’il observa
en faisant mine de
contempler l’écluse. Comme perdu dans un rêve,
l’homme gardait ses yeux rivés sur les eaux glauques.
Coiffé d’une casquette à carreaux, les mains dans les
poches
de sa gabardine, le septuagénaire avait les épaules larges
et la taille imposante. Sans prêter attention
à Desroches,
il resta encore là quelques
minutes, raide
comme un piquet, puis s’éloigna lentement le long du canal,
en
direction du pont George V. Le commissaire regagna sa
voiture.
La pluie cessait peu à peu. Sur les avenues glissantes,
les piétons traversaient
aux passages avec des manières de ballerine...
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